Mémoires d’un rhum
vieux
Je suis dans l’avion qui me ramène dans mon île natale où la tristesse
m’attend. Je vais partager la douleur de la famille que je n’avais pas vue
depuis longtemps.
Et pourtant, il m’est difficile de l’avouer mais mon esprit est
ailleurs. Il continue de se promener avec le vôtre sur l’esplanade des
Invalides. Dans la nuit fraîche, nos pas trouvent leur rythme commun. Nos mains
s’effleurent et nos bras commencent à s’enchevêtrer. Nous sommes comme deux
arbres à la recherche d’un jardin pour nous poser et nous enraciner.
Depuis que vous avez gardé la
main sur mon ventre, j’ai l’impression qu’une partie de vous a même trouvé refuge en moi. Dès que j’ai mis la ceinture de sécurité,
j’ai ressenti cette chaleur qui avait
fait disparaître l’autre soir cette douleur ainsi que
l’angoisse qu’elle provoquait.
Mes réticences s’étaient évanouies
au toucher velouté de vos doigts massant
mes cheveux multiculturels, apprivoisant
mon bras droit et mon chemisier en soie, devenu impatient. Je
venais de décoller avec vous, serré contre ma poitrine comme dans l’arrêt du bus et… j’étais sur un
nuage avec vous, mon Alexander.
Malgré la veillée mortuaire à laquelle je vais participer, le retour
au pays natal me plongeait dans l’ivresse. A peine, sortie de l’aéroport,
cette chaleur venait m’accueillir et me posséder. Je sentais que ma peau se
libérait, se décontractait avec quelques gouttes de sueur qui perlaient mon
front. Le souffle de la brise, me
rappelant celui de vos lèvres, me chatouillait le cou. Je suis allé sur les
mornes des Grands-Fonds près de l’usine sucrière qui fume encore. Un jus de
canne tout frais m’a réveillé les papilles
et après un sandwich à la morue bien pimenté, j’ai bu d’un trait un petit verre de rhum vieux,
plein de mémoires d’esclaves.
Au loin dans la plaine en contrebas, une odeur de vesou parfumait la
bananeraie. Dans le silence du crépuscule, des machines gourmandes broyaient
des tas de cannes. Quelques vaches, presque immobiles et quelques paysans
fatigués faisaient une pause à l’angélus. A quelques encablures de la
plantation, je suis allé voir la merveilleuse case en tôle où nous pourrions
jeter l’ancre.
Il pleut dans la montagne, c’est l’heure des pleurs avec la famille
mais c’est aussi et surtout le moment de souvenirs qui nous rendent immortels.
Enfin, je suis allé voir et entendre les vagues qui meurent et que le rivage
fait renaître.
Extrait de « Mémoires d’un rhum vieux »
Les rêveries tropicales d’Alexander by Alex J. URI
Paris le 1 mars 2015
Celui-là aussi t'emmène vers un voyage de rêve
RépondreSupprimer