lundi 2 mai 2011

LA FORCE NOIRE

AU NOM DES SOLDATS NOIRS MORTS POUR LA FRANCE


Les troupes des anciennes colonies africaines de la France ont ouvert le défilé du 14 juillet 2010. Dès le 13 avril , Hubert Falco,le secrétaire d’Etat français à la Défense et aux anciens combattants inaugurait au musée des invalides « Force Noire-Tirailleurs 2010 » un cycle d’hommage aux anciens combattants africains et malgaches.
Cinquante ans après les indépendances africaines, le Président Nicolas Sarkozy a donc mis l’accent sur les pages entières de l’histoire de France écrites par les soldats originaires des anciennes possessions de l’Empire.
Cela a été  l'occasion  pour  les médias de se faire l’écho de cette mémoire commune de l’Afrique et de la France. J'avais  proposé à la direction de l'information de France Télévisions de retracer la préparation et les moments forts de ce défilé pour remettre en perspective l’histoire (notamment africaine et antillaise) de ces troupes qu’il est convenu d’appeler « Force Noire ».


La Force Noire

S’il est vrai que Napoléon III, sous l’impulsion du général Louis FAIDHERBE, préconise l’utilisation de troupes africaines, il convient de noter qu’il dispose également de troupes antillaises dans l’expédition du Mexique. La Force Noire, c’est le nom donné par le général Charles Mangin (1866-1925) aux troupes coloniales, mais c’est aussi le titre du livre de ce même général de Sarrebourg, convaincu de la valeur des troupes dites « sénégalaises ».
Car les « tirailleurs sénégalais » viennent aussi du Mali, de Guinée, de Côte d’Ivoire, du Niger, du Burkina Faso ou du Bénin mais aussi des populations noires des vieilles colonies. Le Sénégal est la capitale de l’AOF (l’Afrique occidentale française) et tous ceux qui, à l’époque, vont au front passent par le Sénégal, d’où cette appellation.
Depuis le premier conflit mondial, la France a donc très largement sollicité son empire pour conforter ses forces armées. A l’automne 1915, un ordre de mobilisation est lancé pour augmenter les recrues dans l’Empire. Une décision autoritaire qui est diversement appréciée par les populations indigènes. On assiste à des rébellions, voire même des révoltes armées. Pourtant dans l’ensemble, les contestations sont rares ou habilement gérées.

Le régime de l’indigénat


On a tendance à penser que les soldats africains et antillais sont venus à la guerre en chantant, la fleur au fusil, sans autre objectif que de défendre la « Mère Patrie ».La réalité doit être nuancée. Il paraît utile de rappeler que l’utilisation des troupes noires et de l’Empire s’est faite sous couvert de la colonisation et, par conséquent, dans un contexte particulier. L’abolition de l’esclavage a fait des habitants des anciennes colonies des citoyens mais cependant au Code Noir a succédé le Code de l’indigénat. Ce dernier code régit les conditions de vie de la grande partie de l’Afrique francophone. Les indigènes sont des sujets et non des citoyens français. A ce propos, il convient de souligner que depuis le décret d’abolition seuls les originaires des vieilles colonies (Guadeloupe, Martinique, Guyane, Réunion) et les habitants des quatre communes du Sénégal (Dakar, Rufisque, Saint Louis et Gorée) sont des citoyens français sans pour autant qu’ils bénéficient d’une totale égalité par rapport à leurs concitoyens métropolitains.
Exemple : le poète Léopold Sedar Senghor né à Joal au Sénégal n’est pas à l’origine citoyen français. En 1939, Senghor est enrôlé comme fantassin de 2ème classe dans un régiment d'infanterie coloniale. Il se retrouve au 31ème régiment d’infanterie coloniale régiment composé d'Africains, malgré sa naturalisation en 1932. ( Le 20 juin 1940, il est arrêté et fait prisonnier par les Allemands à la Charité-sur-Loir. Interné dans divers camps de prisonniers (Amiens, Romilly et Troyes),Il est ensuite transféré au Frontstalag 230 de Poitiers, un camp de prisonniers réservé aux troupes coloniales. Avec d’autres soldats noirs, il réussit à échapper à une exécution prévue par les soldats allemands).

Le régime de l’indigénat facilite le recrutement des soldats africains. Il assujettit les autochtones aux travaux forcés et à tout un ensemble de mesures dégradantes visant à faire régner le « bon ordre colonial ».Telles sont les conditions psycho- sociologiques et économiques dans lesquelles vivent ces soldats qui deviennent les redoutables Tirailleurs sénégalais. On comprend alors la stratégie des recruteurs avec le Certificat de manger en AOF et avec toutes les médailles octroyées aux fils des chefs de tribus pour augmenter les recrues.

Les troupes coloniales dans la guerre


Les troupes mobilisées participeront à toutes les batailles. Ces Africains de toutes origines ont consenti des sacrifices considérables pour la dignité et la liberté de la France aussi bien en 1914- 18 qu’en 39-45. Ces contingents des différents territoires de l’Afrique subsaharienne ont contribué à la libération de la France durant les grands conflits mondiaux du XXème siècle.
Dans ses carnets et dans son livre « Premier Combat » Jean Moulin raconte « la monstrueuse machination » des Allemands visant à attribuer aux tirailleurs sénégalais le massacre de civils. Après le désastre des Ardennes et des Flandres, la 8ème divisions d’Infanterie Coloniale composée du RICM et du 26ème Régiment est dirigée de toute urgence vers l’Est de Paris. Du 12 au 16 juin 1940, les batailles sont violentes entre Dreux (Eure) et Chartres (Eure-et-Loir) et dans le triangle formé par Châteauneuf-en-Thymerais, Maintenon et Saint Germain en Gâtine. L’offensive allemande est meurtrière. Les deux valeureux régiments sont décimés. Le 26ème Régiment des tirailleurs sénégalais n’a plus que cinq cents hommes mais il est en ordre de marche. Les Allemands sont en colère contre ses « nègres » qui résistent. Alors ils les maltraitent et abattent sans pitié ceux qui sont faits prisonniers. Jean Moulin est torturé parce qu’il refuse de signer un protocole les accusant des pires atrocités.

Le maréchal Hindenburg dit de son côté en parlant de la bataille de Reims du 5 juin 1918 : « … Quand les ennemis n’avaient pas de chars d’assaut à leur disposition, ils lançaient contre nous des vagues noires ; ces vagues de troupes pénétraient dans nos lignes… ces noirs ont été conduits par milliers à l’abattoir ».

Les tirailleurs sénégalais reconnus

Durant la première guerre mondiale, la « Force Noire » s’est battue sur tous les terrains notamment dans la bataille des Dardanelles d’avril à décembre 1915 qui s’est transformée en un véritable massacre pour les troupes alliées. Clemenceau reconnaît « les hauts faits d’armes accomplis par nos sujets africains ». En plus des Sénégalais sous les drapeaux en août 1914, au moins 180 000 militaires indigènes sont recrutés et 135 000 d’entre eux sont acheminés vers la métropole.
Le 29 avril 1919, Georges Clémenceau, ministre de la guerre et Président du Conseil décide que la Croix de guerre avec quatre palmes et la fourragère aux couleurs du ruban de la Médaille militaire sont conférées au drapeau du 1er régiment de tirailleurs sénégalais. Selon Clémenceau, « les troupes sénégalaises ont participé de façon particulièrement brillante aux opérations de la grande guerre ».

Morts pour la France

En 1918, la métropole est heureuse de remporter et de reconquérir l’Alsace-Lorraine mais elle est aussi fière de ses colonies qui l’ont  aidée à combattre et vaincre l’ennemi. Ainsi naît la légende du tirailleur sénégalais, valeureux et héroïque, qui se répand dans la population, ce qui n’exclut point les caricatures et clichés. L’iconographie de guerre a multiplié les images du tirailleur sénégalais chargeant, farouche et résolu, la baïonnette, ou de l’Algérien, aux aguets, impassible, les pieds dans la boue, au milieu de la tranchée. Avec les colonies du Togo, du Cameroun et du Levant, la France se retrouve, en 1918, plus grande et plus puissante qu’avant la guerre au regard de son empire.

Dans le rapport de présentation de l’exposition de 1931, le gouverneur général Olivier, principal organisateur avec le maréchal Lyautey, du rassemblement de Vincennes écrit : « A la fierté de posséder le deuxième empire colonial, s’ajoutait désormais dans les esprits un sentiment de reconnaissance qui s’adressait aussi bien à l’œuvre elle-même qu’à ses artisans, aux indigènes de nos colonies autant qu’à leurs éducateurs. La colonisation sortit de l’épreuve clarifiée et grandie. Elle avait dans le domaine national démontré complètement sa bienfaisance ».

Les ferments de la négritude

Les épreuves de la guerre partagées ensemble rapprochent la France de l’Outre-mer. Un certain consensus se fait jour pour célébrer les soldats noirs ou nord-africains considérés dans l’imagerie populaire et la conscience collective comme d’authentiques « anciens combattants ». Ces soldats d’Outre-mer de l’empire colonial ont payé un lourd tribut que certains d’entre eux qualifient « d’impôt du sang ». Cependant leur engagement n’est pas dénué d’arrière-pensées. Ces indigènes espèrent obtenir comme promis la citoyenneté française avec le bénéfice des valeurs de la République.
Ceux qui ont contribué à l’effort de guerre mais aussi leurs descendants cherchent à s’émanciper. C’est dans ce contexte que l’on voit fleurir des personnalités comme le gouverneur Félix Eboué. Il vient de de l’école des frères de Ploërmel et de la Franc-maçonnerie. Dans les années 30, les intellectuels de la diaspora d’Afrique ouvrent un autre front, celui de la culture à travers la « revue du monde noir ». Leopold Sedar Senghor se lie notamment avec le poète martiniquais Aimé Césaire, les écrivains guyanais René Maran et Léon Gontran Damas. Dans la revue contestataire « l’Etudiant noir » en 1934, Senghor exprime dans un texte intitulé « Nègrerie » sa conception de la négritude, concept forgé, à la suite de la Martiniquaise Paulette Nardal, par Aimé Césaire, qui le définit ainsi : « la négritude est simple reconnaissance du fait d’être noir, et l’acceptation de ce fait, de notre destin de noir, de notre histoire et de notre culture ». Pour Senghor, « la Négritude, c’est l’ensemble des valeurs culturelles du monde noir, telles qu’elles s’expriment dans la vie, les institutions et les œuvres des Noirs. Je dis que c’est là un nœud de réalités ». Les ferments de la négritude sont aussi ceux du panafricanisme et des indépendances africaines.

Le gouverneur Félix Eboué


Félix Eboué fréquente aussi les amis de son compatriote Réné Maran. Il fait partie de ses intellectuels qui s’interrogent sur la condition des noirs et, en 1940, il devient pour la France qui cherche à se libérer un homme providentiel.
Dans un discours prononcé en juillet 1937, à la distribution des prix du lycée Carnot à Pointe-à-Pitre, en Guadeloupe, Félix Eboué montre la voie aux Guadeloupéens :
« Jouer le jeu, c’est respecter nos valeurs nationales, les aimer, les servir avec passion, avec intelligence, vivre et mourir pour elles, tout en admettant qu'au-delà de nos frontières, d'authentiques valeurs sont également dignes de notre estime et de notre respect »

Félix Eboué est l’un des premiers à répondre dès le 18 juin à l’appel du général de Gaulle. Petit fils d’esclave de GUYANE, devenu gouverneur du Tchad, il permet le ralliement de toute l’AEF, l’Afrique équatoriale française à la France libre. Il donne ainsi ce mouvement toute l’assise territoriale et toute la légitimité politique qui lui manquaient sans compter l’inestimable contribution des soldats indigènes dans la guerre contre le nazisme.

En 1944 à Alger, le général Charles de Gaulle lui rend hommage tout juste après sa mort en ces termes :

« Félix Éboué a arrêté aux lisières du Sahara l'esprit de capitulation, avant-garde de l'ennemi, consacré un refuge à la souveraineté française, assuré une base de départ au triomphe de l'honneur et de la fidélité. Félix Éboué, grand Français, grand Africain, est mort à force de servir. Et voici qu'il est entré dans le génie même de la France. »

Entré dans le génie de la France, selon la formule du général de Gaulle, Eboué n’a pas vu la victoire alliée. Il repose au Panthéon avec ses congénères, ces hommes hors du commun, qui, d'une manière ou d'une autre, ont su garder dans la ligne droite le destin de la France.
Félix Eboué est mort au Caire le 17 mai 1944, épuisé par les fatigues occasionnées par les travaux de la Conférence de Brazzaville au cours de laquelle il s’était tant employé à mettre en place les premières bases d’une Afrique cherchant à se libérer de l’emprise coloniale.

Alex J. URI
Paris le 15 juin 2010