jeudi 28 juillet 2011

L’hétérotrophe



L’hétérotrophe

Pour des rapports, on lui louait son propre corps. Ce n’était pas une prostituée car celle qui loue son corps a la conscience de son existence. Une fille de joie connaît ses appartements et elle vous invite à les visiter. Or, elle agissait un peu comme agent immobilier. Elle faisait avec vous un état des lieux qui ne lui appartenaient point. Suite au prochain locataire.

Un corps emprunté par une personne qui n’existait pas. Son âme  pouvait prendre  la coquille qui était disponible sur un rivage comme un Bernard l’Hermite. Fabriquer un corps qui n’existe pas,  parce qu’il avait été déconnecté de son âme. Elle le savait mais elle jouait la comédie de la femme articulée, cohérente, bien éduquée avec un sens artistique du paraître.

Quand on grattait un  peu cette parure dorée, il y avait de la merde qui coulait comme si il y avait derrière tout cela un cadavre en décomposition. C’était du boudin  créole  fabriqué avec du sang vicié, la garantie d’un cauchemar pour vos entrailles. Le boudin était bon, bien épicé, et on ne pouvait  s’empêcher de le goûter, d’en reprendre avec du pain et d’accompagner le tout avec un punch au citron. Les papilles gustatives se réjouissaient, alors on soufflait doucement par à coup pour apaiser un palais en feu. On soufflait aussi comme une femme enceinte, qui,  perturbée par ces contractions  se prépare à la douleur de l’accouchement naturel. Au bout de la douleur, il y avait le bonheur de la naissance.
Dans le cas du boudin vicié, ingurgité, c’était l’inverse. Vous perdiez les eaux   dans la nuit  car vos intestins  se liquéfiaient, et au bout il y avait des matières que vous n’osiez  ni regarder, ni sentir. Vous étiez effrayés par vos bruits  et  les nuisances olfactives que vous provoquiez.

Seule face à elle-même, elle fondait en larmes.
Elle restait dans la baignoire, le corps enfoui dans de la mousse. Elle ne  cessait  de se frotter avec des gants de  couleur différente. A ce moment précis, elle baissait la tête et fermait les yeux. Elle prenait son temps et il ne fallait surtout pas la déranger.  C’était un beau sac vide que l’on avait rempli. De quoi ? De mensonges jour après jour, nuit après nuit au point d’en faire un être déchiré entre ce qu’elle est, ce qu’elle rêvait d’être,  et l’être irréel et féerique  qu’on lui demandait d’incarner.


Fabriquer un corps qui n’était  pas le sien. Ainsi, elle donnait de l’impression d’être absente  au moment de l’acte .
Je t’aime donc je suis mais comment aimer quand on sent que l’on n’existe pas. Elle portait en elle une contradiction essentielle qui lui provoquait selon un cycle imprévisible  des migraines atroces. Elle avalait toute une gamme de comprimés, des anti-inflammatoires et des antalgiques. Il y en avait partout dans sa maison et dans son sac à main. La douleur était parfois résistante et son visage s’assombrissait. Alors, elle s’allongeait sur le sofa. Quand la céphalée l’envahissait, elle finissait par s’endormir les jambes allongées sur son lit  et  le bras droit recroquevillé sur son visage. Curieusement, c’était la même attitude qu’elle adoptait avant de se livrer à un homme.
Dans son journal intime, elle racontait s’être abandonnée à un inconnu dans un train sans même chercher à voir à quoi il ressemblait. Ensuite, elle s’était lavé dans les toilettes  et avait uriné. La jeune femme qui avait refermé la porte des w.c. derrière elle, n’avait plus rien de commun avec la belle étudiante qui regagnait son siège à pas comptés. La chasse d’eau avait tout fait disparaître. Il ne  voulait pas être à la place de celui qui avait rencontré une chienne sans maître dans la rue. Le corps emprunté avait était  jeté  dès  que l’acte était terminé. Elle était obligée de l’emprunter car le sien n’existait plus ou plus précisément elle ne souhaitait plus avoir conscience de son existence.



Mais pourquoi donc avait-elle consigné cette histoire dans un carnet ? La réponse se trouvait un peu plus loin et en détail.  Elle faisait le récit d’un amour qu’on lui avait refusé. Elle avait désespérément attendu avant son départ pour un voyage d’études un jeune homme qui n’était jamais venu l'accompagner à l'aéroport. Elle avait compté les secondes, puis les minutes, puis les heures avant de prendre l’avion. Peut-être a-t-elle voulu se venger d’elle-même en se  bradant ?  Son attitude avait fait  surgir de ma mémoire une scène de marché. Une jolie femme brune vendait du poisson  frais et de bonne qualité et à un prix raisonnable. Tout le monde passait, jetait rapidement un coup d’œil sur les dorades roses et les vivaneaux rouges. Les femmes s’arrêtaient devant son étale, regardaient ses lèvres pulpeuses et repartaient. Quand elles étaient avec leurs maris, elles avaient bien du mal à décoller puis que ces mâles reniflaient  le poisson en regardant la vendeuse. Après un achat forcé, elles devaient traîner  le chariot et leurs maris. Le marché  se vidait et beaux poissons ne trouvaient d’acquéreur. Les yeux baissés, elle se demandait comment repartir avec tout cela. Ma voix fut pour elle une délivrance. Mes yeux rivés sur ceux des poissons, j’en ai  demandé 10 kilos. Alors que je la remerciais brièvement après l’avoir payé, son regard croisa le mien. Avec une voix douce et triste, elle me supplia de prendre tout ce que je voulais. Elle m’avait  tout offert  pour s’en débarrasser  car c’était une mauvaise journée qu’elle voulait oublier.

Son problème était de conjuguer en elle  des êtres différents, inachevés et conflictuels. Malgré les miracles de la chirurgie réparatrice, il était impossible de refaire un corps en démembrant d’autres et en sélectionnant des parties dissemblables.
On avait fait d’elle un hétérotrophe. Elle fabriquait un autre corps d’éléments extérieurs  pour se donner. Elle nourrissait de  conseils absurdes de la femme qui la considérait comme le fruit d’une relation malsaine qu’il fallait détruire faute de pouvoir oublier. Alors il fallait tout inventer et cette femme-là avait de l’imagination. Elle pouvait vendre  de la glace à un esquimau en plein Alaska.

Son activité favorite était de vous proposer de vous coiffer à un tarif irrésistible au porte-monnaie des habitants de la plantation. Les femmes qui estimaient avoir de mauvais cheveux, représentaient ses cibles privilégiées. Il s’agissait des femmes d’origine africaine avec des cheveux crépus qui vivaient un drame capillaire. Elles n’arrivaient pas à se réconcilier avec ces cheveux -là et encore moins avec leurs origines.
Pour elles, les noires venaient d’Afrique or, elles, elles étaient nées dans une île  qui, géographiquement,  n’avait rien à voir avec ce continent là. Elles n’avaient pas le même environnement, les mêmes cultures, et surtout elles ne parlaient pas la même langue, ce qui, à priori, constituait une barrière rassurante. En réalité, la génétique perturbait leur inconscient. C’était le cas de la mère de cette mulâtresse. Elle avait déjà choisi son camp. Il fallait à tout prix « sauver » cette peau qui avait apporté tant de malheurs à ces gens. Avec la peau noire, votre âme était noire. Or si vous aviez la peau comme du charbon,  votre intelligence serait   obscurcie et   vous auriez de noirs desseins. En conséquence, il n’y avait qu’une issue, sortir de cette obscurité et éclaircir la peau. Le raisonnement était d’une logique implacable ! et les exemples de la vie quotidienne venaient le conforter. Tout ce qui était blanc était à première vue  synonyme de réussite. Alors, pourquoi pas « une peau échappée », ça fait bien à la télévision, n’est ce pas, Monsieur le Diiirrrrecteur ?

©2011 Alex J. URI  l' hétérotrophe


 





2 commentaires:

  1. Je ne sais quoi dire si ce n'est que surprenant; conjurer en vous des êtres différents, conflictuels c'est une chose; en être conscient , c'en est une autre et là l'hétérotrophe qui est cette femme l'est;que d'imaginations pour en arriver là mais peut-on être en paix avec soi quand on le sait! Très poignant et à lire je pense entre les lignes . Nanadydy

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  2. "Je l'ai vu cette souffrance, je ne pensais pas que c'etait possible aujourd'hui"
    Nabila Kourda 21 janvier 2012

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