Cette question m’a interpellée à maintes reprises tout au long de ma formation médicale et de mes expériences multiples et parfois très problématiques du soin. Les attentes de la société vis-à-vis de la médecine et des professionnels de santé, de plus en plus ambivalentes, faisant fi parfois de la dimension éthique du soin, sont venues exacerber cette interrogation.
En premier lieu, il s’agissait pour moi de tenter de cerner la teneur du « prendre soin ».
L'activité médicale, quoique trop souvent polarisée par le désir de guérir une affection et volontiers envahie par les incontournables aspects techniques, suppose nécessairement la relation.
Cette relation avec un sujet souffrant est la visée essentielle du soin car « soigner » consiste fondamentalement à être là pour quelqu'un, avec quelqu’un. La dimension relationnelle étant primordiale dans le « prendre soin », il était pertinent de s’employer à repérer les différents écueils du rapport interpersonnel avec leurs spécificités dans l’activité médicale.
L’asymétrie relationnelle de départ, loin d’être ignorée, a été travaillée. Elle requiert une équilibration par un positionnement résolument éthique de la part du soignant.
Une relation féconde suppose l’ouverture à l’autre, la prise en compte de sa parole et de ses refus, l’acceptation des inévitables conflits, le renoncement à la domination, la reconnaissance des illusions de la neutralité et de la réalité des mouvements transférentiels, la nécessité d’une dynamique d’échange, l’identification de la complexité et la manifestation du caractère nécessairement éthique du rapport interpersonnel dans le cadre de la médecine…
L’exercice médical touche à l'intime de l’homme et place le soignant dans une position de particulière responsabilité vis-à-vis d’autrui. Cette responsabilité du professionnel, d'autant plus importante qu’autrui est vulnérable, loin de l’exclure, redonne à l’autonomie des sujets une juste place.
L’accueil la personne malade dans sa globalité et non pas limitée à sa seule corporéité, demande d’appréhender l’individu dans toutes ses dimensions, biologiques, psychologiques, sociales, culturelles et spirituelles. En dépit des recommandations nationales et internationales, la difficulté à admettre la pertinence de la spiritualité dans le « prendre soin » est bien réelle.
Une confusion entre spiritualité et aspects institutionnels des religions, une compréhension étriquée de la laïcité comme principe d’athéisme, une neutralité réduite à l’indifférence, une culture de service nivelant tout positionnement personnel, une pseudo rationalité donnant la primauté au jugement médical, une crainte du prosélytisme, une peur d’être intrusif ou d’être soi-même influencé, un manque de formation dans le domaine spirituel et une réticence à s’investir fortement au niveau relationnel, sont autant d’obstacles à étudier.
La question de l’éviction de la dimension spirituelle de la personne avec son impact sur la relation de soin a été abordée également du côté du soignant. Privé d’une ressource intérieure si précieuse, le soignant me semble singulièrement exposé à la privation de sens et au syndrome de « burn out. »
En second lieu, le terme « en conscience » a été travaillé à partir de la notion de « soins consciencieux », de la définition de la conscience morale. Les exigences de celle-ci, ses éventuels conflits, et la question de sa liberté ont été développés.
La pratique médicale a pour espace la relation interhumaine, elle se déploie sur un fond de questionnement sur la vie, la souffrance, et la finitude. Le privilège thérapeutique résultant des nécessités de soin l’autorise à affecter les personnes en leur corps. Elle est par conséquent un lieu de grande interpellation éthique comme l’atteste la forte déontologie des professions de santé.
Parce que les actions du soignant touchent autrui, un autrui, en situation de particulière vulnérabilité du fait de sa souffrance, il doit porter un jugement moral sur ses actions et agir en conscience.
La nécessité d’œuvrer en personne morale conduit à interroger la liberté de conscience et à l’éprouver par la possibilité d’objecter.
La responsabilité morale effective n’est en effet concevable que si le soignant est réellement libre d’agir en conscience. L’éthique n’a de teneur que parce que l’homme est un sujet apte à réfléchir, à vouloir, à décider, à poursuivre des buts ; une personne libre d’agir ou pas.
Cette liberté devra parfois être signifiée par le recours à la clause de conscience.
Qu’est-ce qu’une conscience libre s’il lui est dénié le droit d'objecter ?
La liberté, pour le soignant de poser ou non des actes en conscience, au nom des valeurs morales qui l’animent et qui constituent parfois le fondement de l’engagement professionnel, a été confrontée à la question des avortements volontaires.
L’analyse minutieuse de l’évolution législative a mis à jour des oppositions plus ou moins subtiles à l’exercice de l’objection de conscience des soignants. La disqualification des motivations des professionnels et la négation de la question morale de l’avortement témoignent d’une réelle difficulté pour une partie de la société à reconnaître l’importance de garantir l’intégrité morale des agents de santé.
Or, le soignant se doit de résister aux pratiques, qui menacent les valeurs du soin, mais qui en outre, sont susceptibles de nuire aux personnes dont il a la charge.
L’obligation de suivre sa conscience implique l’exigence de former cette conscience.
Cependant, le contexte actuel, qui préjuge de la possibilité de faire abstraction du discernement du bien et du mal et qui propose alors des éthiques sans substance, loin de témoigner d’un véritable pluralisme éthique, est favorable à un relativisme des valeurs conduisant de fait à l’hégémonie du matérialisme biologique et du scientisme.
Le modèle de médecine qui en résulte aujourd’hui demande à être interrogé.
Les repères, proposés au soignant par sa formation, le laissent bien souvent fort démuni face à la suprématie de la technoscience et bien peu armé pour résister aux dérives de la médecine vers des contrées parfois fort éloignées de ses valeurs d’origine.
La vision contractualiste de l’activité médicale, qui correspond fort bien aux attendus d’un libéralisme économique et politique soutenu par la technoscience, aboutit fort logiquement à une gestion administrative de la santé, au détriment des personnes et de leurs valeurs. Cette vision favorise une dérive marchande de l’activité médicale avec tous les risques de juridicisation et de nivellement de la responsabilité éthique du soignant en responsabilité exclusivement juridique.
La relation de soins, en déficience de repères éthiques, est appréhendée comme une simple transaction commerciale et juridique, entre deux partenaires.
L’autonomie des sujets est fort logiquement mise en avant dans un tel modèle de type économique, mais se réduit alors faussement en une autodétermination égocentrée.
L’activité médicale est désorientée par la primauté donnée de nos jours aux désirs et à l’émotionnel au détriment de la réflexion éthique. Auto détermination orgueilleuse et pseudo-compassion, ignorant le bien commun véritable, tendent à s’imposer comme les moteurs de l’agir médical.
La revendication opiniâtre d’un « droit à mourir», est à cet égard assez révélatrice de la distanciation d’avec les valeurs du soin et de la forte tendance, de nos sociétés désormais régies par une « éthique du désir » très individualiste, à instrumentaliser les soignants.
Cette évolution est incontestablement génératrice de souffrances pour les personnes abandonnées à la toute puissance de leurs désirs dégradés en envies, au dictat de l’opinion publique et à la faillite de l’espérance.
Le professionnel de santé, quant à lui, doutant de plus en plus du sens de ses actions et de sa propre identité est de plus en plus menacé d’épuisement professionnel. A l’inévitable exposition à la souffrance d’autrui, s’ajoutent l’ébranlement du sens, la défaillance des valeurs du soin, et l’ambivalence d’une société, en carence de lien relationnel, et de moins en moins étayante pour les personnes.
Soigner en conscience s’avère donc de plus en plus un véritable défi. Dans un contexte sociétal favorisant l’abrasion des consciences et la déshumanisation des rapports interpersonnels, les soignants, ont la responsabilité morale d’attester par leurs pratiques des valeurs véritables du soin, pour être fidèles à l’appel à répondre de l’autre en respectant sa véritable autonomie.
Eliane Catorc
Unité de soins palliatifs
Hôpital Clarac
CHU de Fort de France
Martinique
Soigner en conscience
http://charlescatorc.unblog.fr/files/2011/03/soignerenconscience.pdf
Une réflexion édifiante sur ce sacerdoce qu'est le métier de médecin. La déontologie et la conscience professionnelle sont des valeur rares de nos jours, qui ne sont plus usitées que par certains groupuscules d'hommes et de femmes en nombre très limités. Nous ne pouvons que souhaiter un bel avenir à ce texte qui je l'espère sera lu par plusieurs.
RépondreSupprimerChristophe Jacquet, Diplômé Notaire, Gestionnaire de Patrimoine.