mardi 2 août 2011

Les voies de la créolisation Essai sur Edouard Glissant d'Alain Ménil





Les voies de la créolisation 
 Essai sur Edouard Glissant d'Alain Ménil 




Glissant vu par Alain Ménil

« La pensée de Glissant a essaimé partout dans le monde…. et elle s’ouvre à un futur qui pointe déjà »  Alain Ménil, philosophe  martiniquais

1. Alex J. URI . Vous allez publier bientôt aux éditions De L’incidence, je souligne bien un  essai sur Edouard Glissant, le poète martiniquais décédé le 3 février dernier à Paris. Par son ampleur, c’est un travail conséquent.  Y travaillez-vous depuis longtemps ?

«  Le décès d’Aimé Césaire a fait basculer mon travail dans une tout autre dimension »

Alain Ménil. En un sens, oui, mais initialement, cet essai n’était pas conçu ainsi ; et je ne pensais nullement, en commençant à travailler sur Edouard Glissant, aboutir à ce résultat. Il portait uniquement sur la notion de créolisation dans l’œuvre de Glissant. Je l’avais commencé en 2007 et je pensais que ce livre resterait dans des dimensions plus modestes. Si je veux être absolument sincère, ce livre tel qu’il se présente aujourd’hui n’a pas été prémédité. Le point de départ était une journée d’études que l’on m’avait demandé d’organiser à l’INHA en janvier 2006, et qui portait sur les relations entre Glissant et les artistes qui l’avaient inspiré, et l’influence que sa pensée exerçait sur les créateurs d’aujourd’hui.
Ce qui a fait basculer ce travail dans une tout autre dimension tient aux circonstances qui ont suivi le décès d’Aimé Césaire. L’ampleur des réactions suscitées par sa disparition, la mauvaise conscience exprimée involontairement par la classe politique française, et en même temps, l’enfouissement sitôt la page des obsèques tournée des intentions momentanément affichées sur l’enseignement de la mémoire de l’esclavage, sur l’intégration de l’œuvre de Césaire aux programmes nationaux, etc, tout ce folklore électoraliste et sentimental nous montrait exemplairement un point toujours non résolu de l’histoire et de la politique françaises : son histoire coloniale. On en avait bien eu une idée avec le fameux discours de Nicolas Sarkozy à Dakar, mais là, on ne pouvait pas se contenter d’y voir un travers de la diplomatie française en Afrique, ou les crispations d’un camp politique. Ce point aveugle qu’est l’histoire coloniale demande à être interrogé, et ce ne sont pas quelques commémorations, ou journées spéciales comme celle de l’abolition de l’esclavage, qui nous dispenseront de ce travail. D’où une refonte de mon propos, en tentant de voir comment la pensée de Glissant nous donnait les moyens de répondre aux questions d’aujourd’hui. Le fait que sa pensée ait essaimé un peu partout dans le monde, et qu’il soit si souvent cité et discuté par les spécialistes des études postcoloniales était pour moi un appui évident : cette pensée ne concerne pas un passé spécifique mais elle s’ouvre au futur qui pointe déjà.



Photo Alain Ménil by Steeve Bauras


« la cartographie des expulsions et des exclusions en France coïncide avec celle de l’Empire colonial »


2. Alex J. Uri . A l’évidence quand on vous lit, on a l’impression d’avoir un livre qui ne porte pas seulement sur Glissant mais qui explore également  l’histoire antillaise,  la question noire, le passif colonial, somme toute , un livre qui porte aussi sur notre temps.

Alain Ménil .Exactement. Pour de multiples raisons, j’ai dû me résoudre à l’évidence, que cette histoire est très mal connue, et fort peu pensée, du moins en France.  Il y avait donc une double nécessité – de réinscrire l’œuvre de Glissant dans son contexte, pour comprendre ses écarts, comme ses avancées, mais aussi d’expliciter un certain nombre de données liées à cette histoire coloniale. En ce sens, Glissant, tout en ayant entretenu un dialogue serré avec ses prédécesseurs, comme Césaire ou Fanon, en est aussi le prolongateur – il est traversé par les mêmes questions, même s’il apporte des réponses différentes. Mais comme il ne part pas de rien, il fallait reprendre la problématique de l’émancipation intellectuelle telle qu’elle se formule avec les premiers rédacteurs de Légitime défense, puis de Tropiques, mais aussi songer que ce mouvement avait des correspondances ailleurs, notamment aux Etats-Unis, avec la Harlem renaissance. Retrouver le continuum de cette histoire intellectuelle et politique était une gageure, mais il fallait tenter de le faire, pour ne pas réduire la pensée de Glissant à un processus local, dont la valeur ne pourrait dépasser la situation antillaise, ou historiquement daté (et donc, qu’on pourrait régler rapidement en disant que c’est dépassé).
Un autre souci était lié à l’évolution de la politique intérieure française. Les déclarations faites à l’égard des étrangers, les reconduites forcées à la frontière ne sont pas réductibles à une xénophobie abstraite, mais sont constamment innervées par des représentations liées à l’histoire coloniale. Le rapport que la France et plus généralement, l’Europe entretient avec le reste du monde ne peut se comprendre pleinement si l’on omet la persistance en creux de cette histoire coloniale ; tous les étrangers ne sont pas également visés, et certains subissent plus que d’autres le soupçon d’être indésirables. Curieusement, la cartographie des expulsions et des exclusions en France coïncide avec celle de l’Empire colonial, et ce sont principalement les ressortissants africains qui sont visés. Dans cette histoire-là, le rapport de suspicion maintenu redouble d’anciennes pratiques politiques qui allaient de l’interdiction de séjour des esclaves en terre française, à l’empêchement de sceller des unions légitimes entre des personnes de races différentes. Bref, entre la situation contemporaine et le passé colonial des analogies se révèlent parfois saisissantes – et l’on peut comprendre alors comment ces questions n’étaient pas indifférentes à Glissant ni au lecteur de Glissant que j’étais. C’est pourquoi il m’a fallu à la fois relire des textes qui remontent au XVII° ou au XVIII° siècles, et les relier à notre présent, parce qu’il s’agissait de comprendre les effets de cette histoire ou traquer les signes de sa persistance, tout en conservant mon approche proprement philosophique.


« Son idée de créolisation est riche de potentialités multiples »

3. Alex J . Uri . Vous affirmez en effet vouloir lire comme un philosophe la pensée de Glissant. Est-ce pour cette raison que vous ne parlez que des essais ?

Alain Ménil.Non, mais ce sont des raisons à la fois d’économie, et de rigueur : introduire les romans posait trop de problèmes méthodologiques, et cela allait encore aggraver ma situation en allongeant le texte. Mais surtout, je voulais voir jusqu’à quel point la notion de créolisation nous permettait de penser non seulement ce qui a eu lieu dans la formation des Antilles et de l’Amérique, mais aussi, à cause du développement que Glissant imprime à cette notion, voir en quoi elle peut nous éclairer et nous être utile pour affronter notre temps. C’est là où je trouve que la pensée de Glissant n’est pas seulement dirigée en vue d’un procès de connaissance relatif à un donné historique précis, mais qu’il emporte avec lui une « vision », une vision du monde si l’on veut, et qui nous permet de regarder le présent et l’avenir qui se profile, autrement qu’avec des œillères nationalistes et chauvines. En tous cas, l’écho que suscite dans notre époque son idée de créolisation montre que ce thème est riche de potentialités multiples. Il est normal que la pensée contemporaine s’en empare, comme elle s’est emparée de cet autre concept, celui de Tout-monde ; il est donc légitime de vouloir faire retour sur la genèse de cette notion, son déploiement dans une œuvre qui, ne l’oublions pas, s’étend sur plus de cinquante ans. Il est donc normal d’y repérer des évolutions, des infléchissements, des tournants. Pour ma part, j’ai préféré lire attentivement et patiemment cette œuvre, plutôt que de la résumer en slogans, comme si elle apportait des réponses définitives. Je l’ai lue comme une œuvre de pensée qui interroge la pensée, et attend qu’on la prolonge de nos propres questionnements.

« Esquiver le rapport personnel que j’entretiens avec cette histoire eût été alors une coquetterie inutile »

4.Alex J . Uri. Dans votre ouvrage, il existe des passerelles entre  l’analyse que l’on pourrait dire objective (sur l’œuvre de Glissant, sur l’histoire passée ou récente, les questions politiques, etc.) et des interrogations plus personnelles, qui découlent de  votre itinéraire ?. Pouvez-vous en dire plus ?

Alain Ménil.Bien que cela soit peu fréquent, dans le cadre d’un travail qui obéit pour l’essentiel aux exigences académiques du travail intellectuel, il m’est apparu impossible de faire l’économie de cette dimension personnelle de l’analyse, dans la mesure où cette histoire – celle des Antilles – fait partie de mon histoire intime. Et comme je m’intéressais aussi aux conditions intellectuelles d’une émancipation politique qui ne se limite ni à l’abolition de l’esclavage ni à l’octroi du suffrage universel, je croisais des textes et des auteurs qui auront notablement influencé cet univers. Il se trouve que parmi ces auteurs, il y a René Ménil, qui est mon grand-oncle. Ne pas le citer est impossible. Esquiver le rapport personnel que j’entretiens avec cette histoire eût été alors une coquetterie inutile. Mais cette analyse personnelle n’est en rien une autobiographie, ou un prétexte anecdotique ; mais il était intellectuellement indispensable de procéder à ce travail, si je voulais échapper aux certitudes rassurantes qui s’appuient sur des clichés et des idées reçues. Je crois que les analyses relatives à la question du métissage – qu’il soit physique ou culturel - doivent quelque chose à ce que ma propre expérience m’a enseigné. Et puis, c’était aussi une façon de rappeler que les sociétés antillaises sont complexes, qu’elles ne sont pas réductibles aux images toutes faites que les amateurs d’exotisme révèrent. Enfin, c’était l’occasion d’évoquer des événements peu connus, parce que consciencieusement effacés de la mémoire nationale, et qu’on redécouvre chaque fois qu’éclate une crise sociale comme en 2009. Mais comme ce n’est jamais suivi du moindre travail, on se rendort, jusqu’à la prochaine explosion. C’est pourquoi j’ai cherché des documents photographiques qui pouvaient porter trace de certaines de ces pages. Dans cette mesure, la part proprement personnelle de l’analyse participait de cet effort d’anamnèse afin conjurer les effets habituels de la cécité et de l’aveuglement.
 
Propos recueillis par Alex J. URI , rédacteur en chef,   direction de l'information  régionale à France Télévidions le 31 juillet 2011  à Paris.
 Les voies de la créolisation  Essai  sur Edouard Glissant   Alain Ménil  De l'Incidence Editeur
http://www.r-diffusion.org/index.php?ouvrage=INC-15



pHOTO BY mARIE-Claude EUDARIC




Le Point.fr - Publié le 03/02/2011 à 18:59 - Modifié le 04/02/2011 à 10:25
Vos commentaires sur :
La mort d'Édouard Glissant



Alex J. URI le 05/02/2011 à 16:24
Glissant universel
L’Outre-mer français perd un de ses plus grands écrivains de renommée mondiale. Édouard Glissant nous laisse une œuvre monumentale à explorer et à méditer. Il a prêché la tolérance des différences et, avec sa théorie du « Tout-monde », a contribué à rendre universelles les cultures et les populations du monde noir. Au moment où aux États-Unis, on célèbre les défenseurs des droits civiques, nous devons rendre hommage à celui qui n’a pas manqué de dénoncer l’esclavage et ses séquelles, le colonialisme et ses effets pervers.



Biographie Alain Ménil
Comme beaucoup d’originaires français d’Outre-mer, Alain Ménil a partagé son enfance entre la Martinique, où il est né, et l’Hexagone. Après le lycée Schœlcher, il est admis au lycée Louis-le-Grand puis à l’Ecole Normale Supérieure. Agrégé de philosophie, il enseigne en classes préparatoires au Lycée Condorcet. Auteur de nombreux articles sur Gilles Deleuze, le cinéma et le théâtre, il a également publié L’Ecran du temps (P.U.L.), Diderot. Théâtre et politique (Philosophies, P.U.F.), Diderot et le théâtre (2 volumes ; Presses Pocket Classiques), Sain[t]s et saufs - Sida, une épidémie de l’interprétation (Belles Lettres). A propos d’Edouard Glissant, il publie en 2009 « La créolisation. Un nouveau paradigme pour penser l’identité ? » (in Rue Descartes n°66, Changer d’identité), et « La créolisation à l’épreuve du métissage » (in Une journée avec Edouard Glissant, Association lacanienne internationale). Il participe au numéro que Les Temps modernes ont consacré récemment à la crise sociale de 2009 à la Guadeloupe et à la Martinique avec un article sur Denise Colomb et Michel Leiris. Collaborateur de la revue haïtienne Chemins critiques, il est également membre du comité de rédaction de la revue guadeloupéenne Dérades.

5 commentaires:

  1. Une interview d'une grande teneur , avec un philosophe que je découvre et qui nous amène à mieux comprendre l'esprit d'Edouard Glissant; moment de partage, moment de compréhension de l'oeuvre d'Edouard Glissant , je crois qu'il a tout dit; en dehors des clichés, des convictions politiques, il a une approche personnelle , du Tout Monde qu il explique de façon remarquable;un vrai visionnaire avec une approche différente . Bon partage Alex
    Nanadydy

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  2. J'ajouterais, lisez la poésie de Glissant. Je la trouve essentielle.

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  3. Superbe entretien. Une approche impliquée et parlante qui ravive les idées autour de causes vraiment essentielles.

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  4. Qu'il repose en paix

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