A l’habitation Bellevue, dans la section de Saint-Robert de Baillif, la semaine avait été pénible pour Félicie Hatch. Elle ressentait maintenant des douleurs au bas ventre chaque fois qu’elle se penchait pour enlever les mauvaises herbes autour des caféiers. Son fiancé, Emile Torrent était à ses côtés pour l’aider mais il avait déjà la tâche bien rude de monter et de redescendre les pentes fortes pour s’occuper des cacaoyers et du manioc. C’était une semaine infernale pendant laquelle le géreur ne manquait pas de la harceler. La belle Félicie qui avait trente ans, connaissait les rigueurs du travail au soleil. Son chapeau de paille en forme de sombrero la protégeait quelque peu mais la pause-déjeuner, elle l’attendait, sous un manguier, comme une halte au paradis
Neuf mois, plutôt, c’est là qu’elle avait cédé aux avances d’Emile. Après le travail, ils avaient traîné dans les sentiers et avaient tourné en rond dans les environs. Sous un manguier, ils prirent le temps de cueillir, d’éplucher et de savourer un fruit bien mûr qui venait de tomber. Ils se dévorèrent corps et âmes cette nuit-là au clair de lune. Emile l’avait conquise depuis longtemps mais il était timide. C’était un beau nègre, musclé, grand et mince. Félicie avait surpris Elisabeth, la sœur du propriétaire, rougissant et bavant d’envie, fenêtre ouverte à la vue de cet homme qui se lavait tout nu, non loin de sa fenêtre du premier étage. Emile, en contrebas, s'éclaboussait d’eau près du vétiver. Aucun de ses gestes n’échappait au regard des deux femmes. L’homme qui se croyait à l’abri des yeux indiscrets dévoilait ses atouts de pur-sang ce qui perla le visage de la blanche mais aussi celui de la noire
A distance mais à l’unisson, les rythmes cardiaques s’accélérèrent mais Emile se rhabilla. Il ne restait plus qu’un alizé généreux pour rafraîchir les corps enflammés. Elisabeth enfourcha un cheval tandis que Félicie savourait sa victoire. Elle savait qu’elle avait enfin gagné un duel que quarante ans plus tôt elle aurait perdu. Sous le régime de l’esclavage, elle aurait été punie d’avoir convoité le même homme que sa maîtresse et Emile aurait été revendu afin de briser en lui tout espoir d’aimer. Victor Schoelcher avait fait de la libération des hommes aux cheveux crépus, son cheval de bataille. Le combat qu’il a mené avec d’autres hommes avait fini par émouvoir : les esclaves passèrent de l’état de bestiaux à celui d’êtres humains et gagnèrent le droit d'aimer
Adossée au manguier, Félicie s’était laissé glisser, en calant ses talons aux racines de l’arbre fruitier. Emile lui déversa son torrent d’amour. C’est ainsi qu’elle conçut PAULINUS. Neuf mois plus tard, ce vendredi 23 juin, elle ressentait encore ce plaisir intense tandis que son ventre énorme maintenu par un madras commençait à lui peser.
Une contraction brutale la rappela à la réalité ; elle allait bientôt cueillir le fruit de ses amours. La journée avait été très dure au champ et sur le chemin du retour, elle prit une pause à l’ombre du manguier, devenu son fidèle confident. Les contractions devinrent plus régulières et violentes. Son ventre se mit à tambouriner comme un ka en déroute. Elle n’avait plus la force de se déplacer et sa respiration devenait haletante. Le ciel flamboyant au coucher du soleil s’était déjà drapé de multiples étoiles. Elle s’en aperçut alors qu’elle reprenait son souffle. Ce répit n’était que de courte durée ; elle sentit couler lentement sur ses cuisses un liquide tiède. Le moment de la délivrance était sans doute venu : elle n’avait plus le temps de regagner sa case.
© Août 2011 Alex J. URI Paulinius dit Popo extraits de la Légende de Popo Torrent. Remerciements à Nelly, sage-femme et infirmière antillaise.
Quand je lis tes écrits , je vis les scènes, je me suis mise dans la peau de cette négresse et j'ai tout partagé avec elle ...
RépondreSupprimertrès beau poème tant au niveau du contexte, des deux êtres et du fruit de leur amour; belles images, belles sensations pour deux êtres qui ont acquis le droit d'aimer.Raconté avec une telle finesse.Nanadydy
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